2023-12-22

Les souvenirs d’un ambassadeur français sur Heydar Aliyev

Paris, 20 novembre, AZERTAC

Le premier ambassadeur de France en Azerbaïdjan, M. Jean Perrin, a partagé, dans un entretien à l’AZERTAC, ses souvenirs sur Heydar Aliyev, leader national du peuple azerbaïdjanais.

L’AZERTAC présente l’entretien.

« Les Azerbaïdjanais se plaisent à mettre en parallèle la personnalité du général de Gaulle et celle de Heydar Ali-Rza oglu Aliyev (1923-2003), premier Président du nouvel Azerbaïdjan indépendant, et à comparer leurs destins. Ce dernier déclarait lui-même combien il admirait le chef de la France Libre. De même que Charles de Gaulle avait quitté la scène politique quand il avait senti la désaffection à son égard pour revenir au pouvoir en 1958, de même Heydar Aliyev, en désaccord avec la politique de Mikhaïl Gorbatchev et évincé par lui, était retourné dans sa terre natale en juillet 1990, après avoir condamné l’intervention meurtrière des troupes soviétiques à Bakou en janvier 1990. Il allait sortir de sa retraite pour être rappelé au pouvoir en juin 1993. Le peuple azerbaïdjanais voit aujourd’hui en lui le père de l’Azerbaïdjan indépendant.

Des débuts mouvementés...

La presse occidentale a souvent présenté Heydar Aliyev (Geidar selon la graphie russe) comme un fossile de l’ère brejnévienne dont on ne manquait pas de rappeler la qualité de général du KGB. Heydar Aliyev n’a jamais renié son passé. En même temps, il a su prendre des positions divergentes quand il s’est rendu compte que le régime auquel il avait adhéré était en contradiction avec la vision qu’il avait des intérêts de son peuple.

L’occasion lui en fut donnée quand, le 20 janvier 1990, les troupes soviétiques réprimèrent à Bakou des désordres provoqués par une fraction du Front populaire, nationaliste, causant de nombreuses victimes aujourd’hui inhumées dans l’Allée des Martyrs de la capitale azerbaïdjanaise. Se trouvant alors à Moscou, Heydar Aliyev tint dès le lendemain une conférence de presse au siège de la représentation de l’Azerbaïdjan pour condamner cette intervention.

Le 19 juillet 1991, un mois avant la tentative de putsch du Comité d’Etat pour l’état d’urgence, Heydar Aliyev adressa à la cellule du Conseil des ministres de l’URSS sa démission du Parti communiste dont il était devenu membre à 20 ans, en 1943. Il justifiait sa décision par « l’agression militaire contre le peuple azerbaïdjanais perpétrée le 20 janvier 1990 par le Centre et par le Comité central du PC azerbaïdjanais » et par la « politique hypocrite du Centre » concernant le conflit du Haut-Karabagh. « Une guerre non déclarée se poursuivait entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan et tout ceci se déroulait à l’intérieur des limites de l’Etat soviétique avec son idéologie « humaniste ». Heydar Aliyev estimait que ce conflit, apparu dans les années 1987-1988, aurait pu être prévenu dès le début et que, si cela n’avait pas été le cas, c’est parce qu’il était « nécessaire au Centre politique ». Autrement dit, il accusait les autorités centrales dirigées par Mikhaïl Gorbatchev d’incurie et d’incapacité à résoudre les problèmes autrement que par la force. Enfin, il reprochait à la direction du parti azerbaïdjanais et à son Premier secrétaire, Ayaz Moutalibov, d’avoir falsifié les résultats du référendum du 17 mars 1991 sur un traité de l’Union des républiques souveraines qui amorçait une confédéralisation de l’URSS tout en maintenant des structures fédérales fortes et auquel les républiques baltes, l’Arménie, la Géorgie et la Moldavie avaient refusé de participer. La République autonome du Nakhitchevan s’était également abstenue.

Il était retourné en Azerbaïdjan en juillet 1990, mais ce fut pour se rendre au Nakhitchevan où il avait ses racines. En septembre 1990, malgré l’obstruction du Premier secrétaire du Parti Ayaz Moutalibov, il fut élu député du Soviet suprême de l’Azerbaïdjan et, un an plus tard, le 3 septembre 1991, président du Soviet suprême de la République autonome du Nakhitchevan, poste qui allait devenir le tremplin de son retour au pouvoir. En 1992, il fondait le parti Nouvel Azerbaïdjan (Yeni Azerbaidjan), qui est aujourd’hui la formation de la majorité au pouvoir. La même année, un coup d’Etat amenait à la tête du pays un dirigeant nationaliste admirateur d’Ataturk, Ebulfez Eltchibey, et chassait le Président élu l’année précédente, Ayaz Moutalibov, qui se réfugia à Moscou. L’incurie du régime pro-turc provoqua son effondrement au bout d’un an et c’est E. Eltchibey lui-même qui, incapable de diriger le pays en voie d’éclatement, appela H. Aliyev à son secours. Celui-ci finit par accepter cette offre et, le 15 juin 1993, il fut élu président du Soviet suprême de la République d’Azerbaïdjan. Quelques mois plus tard, à la suite de la défection d’E. Eltchibey, parti nuitamment et à l’insu de tous pour son village au Nakhitchevan, Heydar Aliyev était élu au suffrage universel président de la République, le 3 octobre 1993.

... jusqu’à l’accession à la magistrature suprême

Sa première visite à l’étranger a été pour la France avec laquelle fut signé un traité d’amitié le 19 décembre 1993. Contrairement à son prédécesseur et à ses conseillers turcs, qui tenaient la France en suspicion en raison de ses amitiés arméniennes, Heydar Aliyev estimait qu’elle pouvait, justement de ce fait, jouer un rôle positif dans le règlement du conflit du Haut-Karabagh, ce qui allait le conduire à accepter que la France devienne coprésidente du groupe de Minsk de l’OSCE, créé à cet effet avec les Etats-Unis et la Russie. Lorsque H. Aliyev revint au pouvoir, nombreux étaient ceux à Bakou qui s’attendaient à ce que des pourparlers directs avec le Président arménien, Lévon Ter-Pétrossian, aboutissent rapidement à une solution du problème du Karabagh. En effet, tout au long de son exil au Nakhitchevan, il avait maintenu des contacts avec ce dernier et des incidents sur la frontière avaient ainsi pu être résolus.

Pour l’opinion publique azerbaïdjanaise, Heydar Aliyev a, tout au long de sa carrière, à Bakou ou à Moscou, joué un rôle positif durant la période soviétique, alors que tout soupçon de dérive nationaliste pouvait avoir des conséquences fâcheuses. En 1956, à l’initiative de son président, l’écrivain de renom Mirza Ibrahimov, le Soviet suprême de la République d’Azerbaïdjan avait adopté un amendement à la Constitution de 1937 aux termes duquel la langue azerbaïdjanaise devenait langue officielle. C’était alors le « dégel » et l’on commençait à publier les œuvres des écrivains et poètes réhabilités ; à la même époque, un groupe d’historiens avait fait paraître un recueil intitulé Histoire du Parti communiste d’Azerbaïdjan dans lequel, pour la première fois depuis des décennies, une place prééminente était attribuée à Nariman Narimanov, médecin azerbaïdjanais, qui joua un rôle crucial dans le mouvement bolchevik des peuples d’Orient et fut coprésident de la Fédération de Transcaucasie (1922-1936), fondée sur l’initiative de Lénine. Cette rectification historique attira les foudres de Nikita Khrouchtchev, qui fit publier dans la revue Kommounist un article dénonçant l’« étroitesse nationale » de cet ouvrage et son « idéalisation du passé ». Cet anathème entraîna la chute d’Imam Moustafaïev, Premier secrétaire du PC azerbaïdjanais (1953-1959).

Pendant toute cette période ainsi que par la suite, Heydar Aliyev, qui avait gravi tous les échelons du KGB azerbaïdjanais jusqu’à son sommet, avait adopté une position conciliante vis-à-vis des intellectuels accusés de tendances nationalistes, préférant cette attitude aux méthodes répressives, qu’il réservait aux extrémistes soupçonnés de menacer l’unité de l’Union.

On sait maintenant que le jeune officier du NKVD eut à connaître au début de sa carrière, au Nakhitchevan, des péripéties de la République démocratique d’Azerbaïdjan créée peu avant la fin de la Seconde Guerre mondiale dans la région azérophone d’Iran et qui s’effondra en 1946 à la suite du retrait des troupes soviétiques, sous la pression des Américains et des Britanniques. Réfugié en URSS, son fondateur Mir Djafar Pichévari mourut peu après dans un accident. Heydar Aliyev avait été très sensibilisé au sort de ses compatriotes du sud et au projet d’unification des deux Azerbaïdjan nourri par Staline, mais abandonné par ses successeurs. De retour au pouvoir, il évita de prendre des positions nationalistes et l’Azerbaïdjan déclare n’avoir aucune prétention territoriale vis-à-vis de ses voisins.

On attribue l’ascension de Heydar Aliyev à l’influence de Semion Tsvigoun, président du KGB azerbaïdjanais de 1963 à 1967, auquel il succéda à ce poste, après que celui-ci eut été nommé premier vice-président du KGB et adjoint direct de Iouri Andropov. En mai 1967, Léonid Brejnev désigna ce dernier, dont il appréciait la loyauté, au poste de président du KGB de préférence à Vladimir Semitchastny, qui conspirait contre lui. Jusqu’à sa mort en février 1984, Iouri Andropov soutint H. Aliyev qui, le 14 juillet 1969, avait été nommé Premier secrétaire du Parti communiste azerbaïdjanais. C’était la première fois qu’un général du KGB accédait à un tel poste et, par la suite, le chef de l’Etat azerbaïdjanais ne manquait jamais l’occasion de rappeler l’importance que cette date avait pour lui lorsqu’il participait à Bakou à la célébration de la fête nationale de la France. En novembre 1982, H. Aliyev fut élu membre du Bureau politique et premier vice-Premier ministre de l’URSS, ce qui lui donna l’opportunité de faire ses preuves de gestionnaire, alors que le Premier ministre Nikolaï Tikhonov était âgé et malade. Plusieurs biographes de Iouri Andropov se sont plu à imaginer que son intention avait été de faire accéder à la présidence du Conseil des ministres de l’URSS H. Aliyev, qui partageait ses idées sur la nécessité de réformer le pays en profondeur. Cependant, les membres du Bureau politique auraient hésité à élire au poste de Secrétaire général un Caucasien, quels que soient ses mérites et son esprit d’ouverture, en raison du fâcheux précédent de Staline. Certes, comme le déclarait Heydar Aliyev lui-même, il n’était pas aisé pour un Azerbaïdjanais de parvenir jusqu’aux plus hautes fonctions de l’Etat.

Un homme providentiel à bien des égards

Elu à la tête du nouvel Etat azerbaïdjanais indépendant, après avoir dirigé l’Azerbaïdjan soviétique de 1969 à 1982, Heydar Aliyev incarnait le retour à la stabilité et l’espoir d’un règlement du conflit du Karabagh. Les Azerbaïdjanais gardaient le souvenir d’un bâtisseur et d’un homme qui avait su défendre leurs intérêts à Moscou grâce à son pouvoir de persuasion. H. Aliyev s’enorgueillissait, par exemple, d’avoir fait construire en Azerbaïdjan la plus grande usine de climatiseurs d’Europe et d’avoir obtenu en 1978 de Léonid Brejnev, en visite à Bakou, que soit implantée dans sa république une ferme d’élevage avicole, fruit de la coopération avec la Hongrie. Un autre épisode mérite d’être cité : dans les années 1970, le Bureau politique avait décidé de créer sur le territoire soviétique quatre quartiers généraux : l’un d’entre eux, l’Etat-major pour la région sud devait être situé en Transcaucasie. Heydar Aliyev ayant fait le pari que ni Edouard Chevardnadzé en Géorgie ni Karen Demirtchian en Arménie ne s’intéresseraient aux aspects militaires du compte rendu de la séance de Moscou, prit l’initiative de téléphoner sur-le-champ à Dmitri Oustinov, ministre de la Défense, pour lui suggérer d’installer le nouveau QG à Bakou, ce qui avait pour conséquence de subordonner pratiquement à ce dernier la Région militaire et la Région des gardes-frontières de Transcaucasie. Heydar Aliyev obtint satisfaction au grand dam de ses homologues d’Arménie et de Géorgie, qui n’avaient pas pris toute la mesure de cette décision.

Dans le secteur pétrolier au rôle déterminant pour le pays, Heydar Aliyev avait obtenu que soit remis à plat et renégocié avec des compagnies principalement anglo-américaines le « contrat du siècle » (septembre 1994), qui avait été bradé par son prédécesseur.

Pendant près de trente ans, les Arméniens ont occupé non seulement le Karabagh, mais aussi les districts adjacents qu'ils considéraient comme leur périmètre de sécurité. Durant cette période, le groupe de Minsk de l'OSCE, présidé par les Etats-Unis, la France et la Russie, a montré son incapacité à faire appliquer les résolutions de l’ONU et à trouver une solution honorable au conflit.

Heydar Aliyev a continué à œuvrer pour la réunification du pays, multipliant les déplacements à l’étranger, en France en particulier, afin de mener à bien les négociations pour une paix durable. Atteint par la maladie, il transmet les rênes du pouvoir à son fils Ilham et décède le 12 décembre 2003.

Lassé par les atermoiements du groupe de Minsk, Ilham Aliyev a accompli le vœu de son père en déclenchant en 2020 une opération de libération des territoires occupés et de recouvrement du Haut-Karabagh.

Aujourd’hui, Heydar Aliyev est considéré comme le père de la nation, qui a su redonner toute sa personnalité à son peuple et maintenir pacifiquement l’unité du pays à une époque où celui-ci traversait une période cruciale de son histoire. Les Azerbaïdjanais ont, grâce à lui, retrouvé leur identité sans pour autant sombrer dans le nationalisme étroit dans lequel les ultras voulaient les entraîner. Heydar Aliyev avait, en outre, réussi à mener une politique d’équidistance avec ses grands voisins (Iran, Turquie, Russie) et évité ainsi les soubresauts que connaît le voisin géorgien. Par son expérience et son autorité, il a montré qu’il était le seul à pouvoir assurer la transition. La roue de l’histoire avait tourné et Heydar Aliyev l’avait accompagnée.

Le nom de Heydar Aliyev restera dans l’histoire comme celui d’un grand homme d’État au destin exceptionnel, affrontant les péripéties et faisant face aux bouleversements survenus dans cette partie du monde. C’est pourquoi il a droit au titre de père de la nation azerbaïdjanaise. »

 

https://azertag.az/fr/xeber/les_souvenirs_dun_ambassadeur_franchais_sur_heydar_aliyev-2857933

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